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La chance a voulu que jamais les bombes ousamas ne tombent sur la centrale nucléaire du cœur de Paris. Les membres du gouvernement national de l’époque, dont, par pure charité, je tairai ici les noms, ont pourtant courus un risque insensé. Ils prétendaient que toutes les précautions étaient prises, que l’armature de béton résisterait à toutes les bombes, y compris aux bombes-mères à uranium appauvri, mais que serait-il arrivé si par malheur un kamikaze islamiste avait réussi à s’introduire à l’intérieur de la centrale avec une lourde charge explosive ? Une déflagration de grande ampleur n’aurait-elle pas transformé Paris et la région de l’Île-de-France en une zone contaminée, condamnée à l’isolement pendant des siècles et des siècles ? Certes le pays avait un besoin pressant d’énergie, mais était-ce une raison pour jouer avec la vie de millions d’hommes et de femmes ? Pour menacer de réduire en cendres le cœur et le cerveau de la France ? Est-ce là une attitude tolérable, digne de représentants nationaux ? Si nous voulons retrouver un jour la souveraineté et la puissance qui furent autrefois nôtres, nous devons maintenant faire la différence entre les visionnaires et les ambitieux.
Jules-Jean Jacquin
La Nouvelle Europe Libre
Les hommes vêtus de combinaisons noires s’étaient engouffrés dans l’aubette.
Éblouie par la lumière rasante du crépuscule, Jemma les vit se ruer sur Luc Flamand et le frapper à coups de barres de fer. Il s’ensuivit une mêlée confuse entre les parois miroitantes et barbouillées de rouille. Affolée, Jemma chercha de l’aide dans les yeux des automobilistes bloqués dans le trafic, mais elle ne parvint pas à capter leurs regards fuyants. Ils auraient sans doute consenti à sortir de leurs abris de tôle et de verre si elle les y avait conviés d’un sourire ou d’une moue salace, partants pour une petite aventure, pas chauds pour la bagarre ni les emmerdes.
« Ils vont le tuer ! »
Son cri, lancé à un jeune homme qui avait entrouvert la vitre passager, ne rencontra aucun autre écho qu’une série de coups de klaxons intempestifs. Nauséeuse, engluée dans un rêve, elle scruta l’embouteillage en quête d’une bagnole d’euroflics ou d’un 4x4 d’une compagnie de sécurité privée. Les ombres s’enchevêtraient dans l’abribus. Impossible de savoir ce qui s’y passait exactement. Le monospace des agresseurs, immobilisé sur le côté de la route, entravait une circulation déjà dense, contraignant les véhicules suivants à se déporter sur la gauche et à forcer le passage.
Un flot de rage et de culpabilité mêlées déborda Jemma. Si elle ne l’avait pas fichu dehors, les hommes en noir n’auraient pas coincé Luc Flamand sur ce boulevard. Refoulant sa peur, serrant son sac contre son ventre, elle fonça vers l’aubette. Elle n’était sûrement pas de taille à combattre trois mecs armés de pieds-de-biche, mais sa seule apparition suffirait peut-être à créer un effet de surprise et à les disperser. Elle ne parvenait pas à s’imprégner de la réalité de cette scène. Les formes gesticulantes entre les parois transparentes, l’interminable ruban de voitures aux feux allumés, le pourpre crépusculaire qui virait au sale, les murailles sombres des immeubles ne semblaient pas tangibles, pas davantage que les claquements de ses semelles sur le ciment, les ronflements des moteurs, les grognements des agresseurs, les tintements des barres de fer sur les montants métalliques.
Une paroi explosa alors qu’elle arrivait à une dizaine de mètres de l’aubette. Un corps s’affaissa sur le trottoir dans une gerbe d’éclats scintillants, roula sur lui-même, se releva dans le mouvement, fondit sur Jemma.
« Bougez-vous, nom de Dieu ! »
La voix de Luc Flamand la tira de son hébétude. Elle eut à peine le temps d’entrevoir son visage ensanglanté, criblé d’éclats de plexiglas. Son attention se reporta sur les trois silhouettes qui s’élançaient derrière le journaliste en pulvérisant les vestiges de la paroi. Luc Flamand parvint à sa hauteur et, sans ralentir l’allure, lui donna un petit coup sur l’épaule pour la contraindre à réagir. Elle pivota sur elle-même, se mit à courir, perdit la première de ses tennis, puis la seconde quelques mètres plus loin. La surface dure et rugueuse du trottoir lui meurtrit les plantes des pieds. Chaque impact sur le sol, chaque vibration lui fouaillait le ventre. Aiguillonnée par la peur, elle ignora la douleur et s’efforça de garder le contact avec Luc. Il lançait de réguliers coups d’œil par-dessus son épaule pour mesurer la distance qui les séparait de leurs poursuivants et s’assurer qu’elle n’était pas décrochée. Elle crut que ses poumons et son cœur allaient exploser. Sur sa droite défilaient les faces des passagers des voitures en partie estompées par les vitres. La rumeur de la ville étouffait les halètements des trois hommes. Un souffle brûlant effleurait la nuque de Jemma. Leur haleine peut-être. Elle fut tentée de se débarrasser de son sac, se rappela qu’il contenait ses papiers, ses cartes bancaires, deux photos de Manon, le ramena devant elle, le bloqua entre son coude et sa hanche.
Flamand continua de remonter le boulevard. En laissant derrière elle l’entrée de la résidence Paul & Virginie, Jemma eut la certitude de s’engager dans un chemin sans retour. Ils cavalèrent encore un bon moment avant que le journaliste ne se retourne et ne lui fasse signe de s’arrêter. Elle eut besoin de plusieurs minutes pour reprendre son souffle, pliée en deux, les mains posées sur les genoux, le sac pendant le long de sa jambe, les pieds en sang, le ventre, les poumons et le cœur en vrac. Trop fatiguée pour vérifier qu’ils ne couraient plus aucun danger. Pas d’autre choix que de faire confiance à Luc Flamand.
« Ils vont revenir », murmura le journaliste.
Jemma s’efforça de remettre de l’ordre dans sa respiration.
« Allons chez moi…
— Il vaut mieux éviter de retourner chez vous pendant quelque temps. C’est là où ils me chercheront en premier.
— Je ne peux pas laisser ma maison comme ça.
— Elle ne risque pas grand-chose. La résidence est surveillée, non ?
— Je croyais qu’elle l’était jusqu’à la disparition de Manon. Je suis… Je suis désolée de vous avoir dit toutes ces conneries tout à l’heure. J’aurais dû vous retenir.
— Ils seraient venus me chercher chez vous. C’est moi qui suis désolé de vous avoir embarquée dans mes… »
Elle l’interrompit d’un geste de la main.
« Il faut soigner votre visage.
— Mettons-nous d’abord à l’abri.
— Pourquoi ont-ils abandonné la poursuite ?
— Je suppose qu’ils n’ont pas voulu trop s’éloigner de leur bagnole. Ils ont eu peur de se la faire piquer. »
Luc Flamand entraîna Jemma de l’autre côté du boulevard. Ils se faufilèrent entre les voitures quasiment à l’arrêt, s’enfoncèrent dans un dédale de rues livrées à la nuit naissante, traversèrent un square pris d’assaut par des sans-abri dont quelques-uns leur réclamèrent une pièce, puis ils débouchèrent sur une large avenue où ils hélèrent un taxi. Le chauffeur hésita à les prendre en découvrant le visage ensanglanté du journaliste et les pieds nus de la jeune femme, mais, devant le billet que lui tendit Flamand, il hocha la tête et leur fit signe de s’installer sur la banquette arrière.
« J’vous dépose où, m’sieur dame ? »
Luc Flamand lui indiqua une adresse dont Jemma, toujours exténuée par sa course, toujours nauséeuse, ne comprit que le mot « place ». Elle attendit que le taxi se fût lancé dans le trafic pour murmurer :
« Je croyais que vous n’aviez pas d’argent.
— J’en garde toujours un peu sur moi, répondit le journaliste à voix basse. Pour les coups durs.
— Vous me cachez beaucoup de trucs de ce genre ? »
La pénombre changea en rictus le sourire en coin du journaliste.
« Une des règles élémentaires de la survie est de savoir préserver quelques-uns de ses jardins secrets.
— On risque sa peau dans vos jardins secrets. »
Le chauffeur de taxi, crâne rasé, nuque grasse et plissée, imposante moustache aux extrémités recourbées, leur jetait d’incessants coups d’œil dans le rétroviseur. Ses yeux noirs et pénétrants se chargeaient de questions qui ne franchiraient jamais le barrage de ses lèvres : un visage en sang n’invitait guère aux indiscrétions dans une Europe où se multipliaient les factions et les règlements de compte. Jemma tira un mouchoir de son sac, l’humecta de salive et essuya avec délicatesse les égratignures de ses pieds.
« Où m’emmenez-vous ?
— Un appartement abandonné. Je l’ai découvert par hasard. Il me sert momentanément de planque. Faudra pas être trop regardant sur le confort. »
Jemma voulait bien ne pas être trop regardante sur le confort, mais elle supportait mal l’odeur de renfermé et de moisissures. L’eau, l’électricité et le gaz avaient été coupés depuis des lustres. Elle mourait d’envie de prendre une douche, et elle n’avait pas eu d’autre possibilité que de se passer sur le visage et sur les pieds un peu de l’eau minérale laissée par Luc Flamand lors de son séjour précédent. L’humidité qui rongeait l’appartement la traquait jusqu’aux os.
Après que le taxi les avait déposés sur une place circulaire, ils avaient marché jusqu’au numéro 268 d’une artère étroite et défoncée. Jemma avait acheté du désinfectant, des compresses, une pince, des tampons hygiéniques et une paire de claquettes à semelle de bois dans une pharmacie minuscule et sombre. Le journaliste avait expliqué qu’il ne donnait à personne l’adresse exacte de son refuge, surtout pas aux taxis, une précaution élémentaire à rajouter aux pierres de ses jardins secrets. Jemma serait la première, et la seule sans doute, à pénétrer dans sa « garçonnière ». Il espérait qu’elle se montrerait digne de la confiance qu’il lui accordait. Bien qu’il eût prononcé ces mots d’un ton enjoué, elle n’avait pas eu l’absolue certitude qu’il plaisantait.
La vieille bâtisse à la façade grisâtre et criblée de cratères avait souffert des bombardements pendant la guerre, mais elle ne s’était pas effondrée, contrairement à la moitié de l’avenue soufflée par les explosions. Les propriétaires n’avaient pas eu les moyens de construire de nouveaux immeubles ni de restaurer les anciens, ni même d’enlever les gravats. Les monticules se coiffaient d’herbes folles et servaient de refuges aux familles de sans-abri qui avaient creusé des galeries et des terriers dans les décombres. Des odeurs de cuisine se diffusaient dans la nuit tombante, des feux arrachaient de l’obscurité des rondes de visages impénétrables. C’était la première fois que Jemma s’aventurait dans un quartier mal famé de l’agglomération parisienne. Elle avait arpenté des rues identiques à celle-ci dans différentes villes de l’Europe du Sud. Ailleurs, la misère se parait d’oripeaux exotiques qui permettaient au voyageur de la tolérer, quand ils ne lui procuraient pas une émotion esthétique, mais, dans son propre pays, dans sa propre ville, elle perdait son caractère pittoresque et tendait des miroirs cruels où l’on détestait se réfléchir. Ils renvoyaient à Jemma les images blessantes de sa vie en miettes, ils lui rappelaient qu’elle avait perdu sa fille, son emploi, bientôt sa maison, que le malheur était venu la débusquer dans le cœur de la cité où elle s’était toujours crue en sécurité. La guerre avait renversé les murailles de l’Europe. Les terres chrétiennes autrefois protégées, autrefois bénies, n’étaient plus capables de nourrir et de défendre leurs enfants. Elles avaient eu beau arracher l’ivraie musulmane dans une terrible réaction de rejet à la fois organique, ethnique et religieuse, elles n’avaient pu enrayer leur déchéance, elles avaient sombré à une vitesse ahurissante dans les tourbillons de l’après-guerre comme des navires rongés par les siècles et démantelés par un ouragan.
À l’aide de la pince, Jemma retira les éclats de plexiglas incrustés dans les joues et le front de Luc, parfois si minuscules qu’elle dut élargir les bords des plaies pour parvenir à les extraire. Les lueurs diffuses des bougies ne lui facilitaient pas la tâche. Elle se revit quelques années en arrière en train de nettoyer les plaies de Manon tombée de vélo sur une allée gravillonnée. À nouveau elle pleura. Elle se demanda pourquoi ses règles lui étaient revenues. Elles la mettaient dans un état de faiblesse et de fébrilité qu’elle exécrait. Elle pouvait très bien s’en passer, elle ne serait plus jamais mère. La puanteur de l’appartement lui soulevait le cœur. Luc grimaçait et gémissait lorsque les deux extrémités de la pince, pourtant maniée avec délicatesse, remuaient dans sa chair. De violentes envies de lui enfoncer les pointes métalliques jusqu’à l’os traversaient Jemma. De taillader ce visage confié à ses soins, de se venger sur lui des blessures qu’elle avait reçues ces dernières semaines et qui ne cicatrisaient pas. Elle prenait en pleine face son haleine et son odeur âpre, ne voyait plus que ses défauts, nez un peu fort, peau pas très nette, pellicules dans les cheveux et les sourcils, lèvres sèches et rainurées. Elle se demandait ce qu’elle avait pu lui trouver de séduisant le jour de leur rencontre ; c’était probablement qu’il était le premier homme à remettre les pieds dans sa maison depuis bien longtemps.
Elle reposa la pince avec des gestes secs, badigeonna les plaies de désinfectant et posa des compresses sur les plus sanglantes. Elle s’éloigna dès qu’elle en eut terminé, un peu comme on se hâte de fuir une tâche dégradante, se versa quelques gouttes d’eau minérale sur les mains, se rendit près de la fenêtre de la cuisine qu’elle ouvrit en grand. Le vent chargé d’humidité transperça ses vêtements, dissipa sa détresse et sa colère. Elle s’en voulut de ses pensées négatives pour Luc Flamand. Son regard se perdit dans la cour intérieure de l’immeuble transformé en trou noir.
Changer de tampon, maintenant. Elle se munit d’une bougie et alla s’enfermer dans la salle de bains, encore plus fétide que le reste de l’appartement. Elle qui avait toujours observé une hygiène maladive, obsessionnelle, se sentait cernée par la crasse, assaillie par les germes. Elle se contorsionna en tous sens pour réussir à retirer le tampon imbibé de sang sans rien toucher dans la pièce pourtant exiguë, ni les cloisons, ni la coiffeuse, ni la chaise, ni la baignoire, ni les lavabos, ni les serviettes rigidifiées par la poussière. Elle s’accroupit au-dessus de la cuvette en prenant bien soin de ne pas poser les fesses sur la lunette. Quelle idée l’avait prise d’introduire le serpent dans sa maison ? De se lancer à ses trousses après l’avoir viré ? Chez elle, au moins, elle aurait épuisé son chagrin dans des conditions acceptables. Elle vida sa vessie, déroula la moitié d’un rouleau de PQ avant d’en déchirer quelques feuilles, s’essuya avec une rage hystérique, inséra un nouveau tampon, remonta son jean, puis resta un long moment hébétée, débranchée. Elle aurait voulu pleurer, s’apitoyer sur elle-même, mais les larmes ne coulaient pas. Elle eut peur, soudain, d’avoir asséché ses réserves. Les pleurs associés aux souvenirs étaient les seuls vestiges de sa vie antérieure, ses seules raisons de ne pas sombrer dans le néant, dans la folie.
On frappa à la porte.
« Tout va bien ? »
Luc Flamand avait l’art et la manière de poser des questions d’homme.
« Vous savez comment sont les bonnes femmes qui ont leurs règles ! »
La voix de Jemma vibrait de rage contenue.
« Pardon, je ne savais pas.
— Non, évidemment. »
Le journaliste lui installa, dans la plus petite et la plus propre des deux chambres, un lit relativement douillet avec des draps récupérés dans une armoire en aggloméré. Ils répandaient une odeur de moisi traversée de senteurs rancies de lavande. Pour le dîner, Flamand ouvrit une boîte de chili qu’il versa dans une casserole à la propreté plus que douteuse et réchauffa sur un petit camping-gaz. Jemma accepta d’en manger quand elle se rendit compte qu’elle mourait de faim et que la substance fumante, informe et brune qui garnissait son assiette en carton n’était pas franchement dégueulasse.
« Vous avez de quoi tenir un siège, dit-elle en montrant les boîtes amoncelées dans un coin de la cuisine.
— Des réserves entassées par les anciens occupants. » Flamand saisit la boîte vide de chili et l’approcha de la flamme d’une bougie. « À en juger par la date de péremption, ils l’ont achetée au début de la guerre. Comme toutes les autres. Ils ont fait les stocks habituels, sel, conserves, sucre, huile. Toujours les mêmes vieux réflexes, toujours la même peur du manque.
— Elles sont encore bonnes, au moins ?
— Consommables sans aucun problème, bonnes ça dépend des goûts.
— Qu’est-ce qu’ils sont devenus, les anciens occupants ?
— Ils ont fui. Ou ils ont été dénoncés par des voisins. Ou ils ont été tués par un bombardement. S’ils n’ont plus de famille, si personne ne s’intéresse à leur sort, on ne le saura jamais. »
Il lui servit, dans un verre à pied, un vin rouge qui n’avait pas trop mal vieilli – il avait ouvert trois bouteilles avant d’en dénicher une dont le contenu n’avait pas viré à l’aigre. Jemma vida plusieurs verres jusqu’à ce qu’elle ne ressente plus la froidure humide, que l’appartement lui paraisse moins crade et la compagnie de Luc Flamand supportable. Elle aurait même fini par le trouver agréable si elle n’avait pas été prise d’une soudaine envie de vomir qui raviva ses idées noires. Elle se leva, peina à se camper sur ses jambes fuyantes, bredouilla un vague bonsoir à l’adresse du journaliste, se rendit dans sa chambre après un détour par les toilettes, se glissa dans le lit sans se déshabiller et plongea presque aussitôt dans un sommeil de plomb.
Un rai de lumière tombant par la trouée d’un volet la réveilla. Ce fut d’abord sa nausée qui la ramena à la réalité, un goût aigre au fond de sa gorge, un nœud dans l’estomac, puis la sensation que sa vessie allait déborder, puis l’odeur suffocante des draps et enfin les douleurs sourdes à ses pieds et à son ventre. Elle constata que sa première pensée n’était pas allée à Manon et se demanda avec effroi si son cœur de mère n’était pas tombé en poussière. Elle se leva et, saisie par l’humidité glaciale de la chambre, ouvrit les volets. La lumière du jour lui blessa les yeux. Un crachin tenace tendait une mantille fine et luisante sur les toits et les rues. La température avait chuté d’une bonne quinzaine de degrés au cours de la nuit, une amplitude thermique brutale mais assez fréquente au début de l’automne. Jusqu’à la mi-novembre, personne ne savait de quel côté retomberait la face du dé climatique, douceur maladive ou rigueur excessive. Dans un cas on assisterait à la recrudescence des épidémies et la fonte dramatique des glaces, dans l’autre les sans-abri mourraient de froid par milliers et les réserves d’énergie déjà basses s’épuiseraient à une vitesse alarmante.
Le ciel était à l’image de Jemma, sombre, désespéré. En contrebas, de l’autre côté de l’avenue, les silhouettes grises des sans-abri s’agitaient dans les collines de décombres, tendaient des bâches devant les entrées des galeries, creusaient des fossés d’évacuation, colmataient les brèches, consolidaient leurs auvents et leurs appentis de fortune.
Jemma frissonna. Tant de choses dérisoires à faire. Pisser, remettre un tampon, trouver des fringues plus chaudes, satisfaire les besoins tyranniques de ce corps indifférent, presque étranger, se laver, manger, évacuer, dormir, se réveiller, et ensuite quoi ? Quoi ?
Elle referma la fenêtre, sortit de la chambre, explora l’appartement. À la lumière du jour, il lui parut un peu moins sinistre, un peu moins sordide, qu’aux lueurs des bougies. Sur la table de la cuisine gisaient des restes de repas auxquels elle n’avait pas été conviée. Combien de temps avait-elle dormi ?
La porte de la deuxième chambre étant entrouverte, elle y risqua un œil. Luc Flamand ne s’y trouvait pas, pas davantage d’ailleurs que dans la salle de bains ni dans un autre recoin de l’appartement.
Elle chassa d’une expiration une brève et violente attaque de panique. Le serpent qu’elle avait eu l’imprudence d’introduire dans sa vie lui était devenu indispensable.
Parasitée.
Elle n’avait plus maintenant qu’à espérer son retour.